Michel Onfray et la décadence de l’Occident… Oui mais y a-t-il vraiment une autre civilisation en meilleure forme ?
Gilles Lipovetsky : Nous parlons de civilisation judéo-chrétienne : ce sont effectivement nos racines, mais en même temps les sociétés dans lesquelles nous sommes ne sont pas que des sociétés judéo-chrétiennes ; ce sont avant tout des sociétés modernes depuis la Renaissance, avec le protestantisme, et surtout depuis le XVIIIème siècle. La modernisation n’est pas le judéo-christianisme. Il y a un lien évident, mais c’est une invention. La modernisation peut s’appliquer dans d’autres civilisations. Cette modernisation repose sur trois grandes logiques : la technoscience, le marché, et l’univers démocratique individualiste.
Ces phénomènes-là trouvent des racines – et en particulier pour l’individualisme –le judéo-christianisme. Toutefois, il s’agit d’une sécularisation de la religion chrétienne. Depuis longtemps, au niveau des mœurs, on parle de société post-chrétienne : les individus n’ont plus connaissance de la Bible, le catéchisme est en chute libre, les pratiques religieuses s’émancipent, etc. Présenter tout cela comme une grande révélation ne traduit pas la réalité. Nous sommes une civilisation judéo-chrétienne par notre Histoire, mais nous ne sommes pas que ça. Dans notre vie quotidienne, lorsque vous allumez votre smartphone, que vous voyagez, que vous allez travailler, vous n’êtes pas judéo-chrétien mais c’est la modernité qui est à l’œuvre. Les civilisations ne se définissent pas uniquement par leur Histoire. D’ailleurs, nous ne sommes pas une société judéo-chrétienne mais d’origine judéo-chrétienne. Entre temps, il y a eu les Lumières qui nous ont fait basculer dans la modernité. Par rapport à la religion, le grand processus qui nous caractérise, c’est la sécularisation. Sur ce plan-là, dire que notre civilisation va mourir, c’est omettre la réalité car d’une certaine manière, elle l’est déjà ; d’ailleurs quand on lit Nietzche, on retrouve cette idée-là avec la mort de Dieu. En France par exemple, une grande catégorie de personnes ne se définit plus par le religieux. Par ailleurs, lorsqu’on parle de civilisation judéo-chrétienne, on omet totalement la Grèce : on lui doit l’invention de la démocratie, de la philosophie, de la tragédie, de l’art représentatif, etc. ; tout ceci n’est pas judéo-chrétien. Plutôt que mourir, il est préférable de dire que notre société se transforme, aujourd’hui par la virtualisation, l’intelligence artificielle, etc. toutes ces choses qui font partie de la technoscience.
Le constat de l’atomisation, de la fragmentation individualiste, est indéniable. Face à cet éclatement du social, cette individualisation suscite du malaise, de l’anxiété inévitablement. Reste à savoir si les anciens modèles comme le religieux seront à même de répondre à cette question. Malraux disait d’ailleurs que le XXIème siècle serait religieux ou ne le serait. Je ne suis pas de cet avis car c’est sous-estimer la puissance de l’individualisme social. Je pense que cela est exact pour les catégories de personnes particulièrement vulnérables et qui ne supportent pas cette perte de repères ; et il y en a ! Cette faiblesse de l’individualisme génère ainsi chez certains un besoin de collectif, de croyance, de vérité. Toutefois, il n’y a aucune raison de dire que l’islam va se substituer à toutes les autres formes de technologies dans cette optique de retrouver une sorte de sérénité dans la vie.
Le malaise individualiste n’est pas abyssal chez tous : les individus continuent à sortir, aimer, se divertir. Même si cela peut susciter de l’anxiété, cela ne veut pas dire que l’anxiété est telle qu’on est prêt à lire le Coran. Il ne faut pas caricaturer les choses. Parce qu’on ne parle que d’islam, on n’a l’impression qu’il n’y a plus que cela. Tout d’abord, la radicalisation islamiste touche trop de gens hélas, mais qui restent une petite minorité. La majorité des individus cherche le bonheur, et non pas à se perdre dans un référentiel collectif. Cette conversion forte touche surtout les jeunes d’ailleurs. J’observe aussi qu’une majorité de musulmans recherchent le bonheur, le plaisir, la consommation, etc. On a l’impression que, tout à coup, l’individualisme et le consumérisme sont totalement des échecs ; or ce n’est pas le cas : il faut plutôt parler d’échec partiel. L’avenir réside dans le fait que les individus recherchent des solutions individualistes pour régler des problèmes individualistes : c’est cela l’avenir, et non pas le retour du religieux. C’est un peu désagréable comme sensation : à force de parler que de religieux, on a ainsi l’impression que soit c’est la solution à tout, soit le malheur de tout. La réalité sociale, encore une fois, est beaucoup plus bigarrée. Les dynamiques qui se poursuivent sont celles de l’individualisation et du consumérisme, et ce partout. Un exemple : regardez le succès de tout ce qui concerne le développement personnel. On dénombre aujourd’hui plus de 400 psychothérapies dans le monde ; sans compter les anxiolytiques et autres antidépresseurs dont les Français sont de grands consommateurs. Le monde moderne offre une panoplie de solutions très larges, même si ce ne sont pas forcément les bonnes. Ce qui me gêne avec le raisonnement évoqué plus haut, c’est qu’il est absolutiste, comme si nous avions d’un côté l’individualisme, considéré comme mauvais, et de l’autre la religion qui constitue un holisme, la communauté, la vérité, ce qui attire les individus. Or ceci va à l’encontre de toutes les observations sociologiques faites depuis quarante ans. La dynamique profonde et irréversible à l’œuvre est celle d’une hyperindividualisation, par rapport à la famille, au religieux, et ce à l’échelle planétaire, y compris dans les pays musulmans. Les gens ont tendance à avoir aujourd’hui un rapport individualisé à la religion : ils conservent ceci du dogme, rejettent cela, affirment leur désaccord avec le pape, se disent croyant mais ne vont pas à la messe, etc.
Dans le consumérisme, les individus ne se définissent pas uniquement à la Silicon Valley. Toutefois cette dernière, par les technologies qu’elle met en œuvre, rajoute un cran supplémentaire dans la dynamique d’individualisation. Le smartphone par exemple sert au voyage, à travers les applications de réservation de billets et d’hôtels, à la drague à travers les applications de rencontres, etc. La Silicon Valley produit des moyens pour permettre aux individus de trouver ce qu’ils cherchent : le bonheur, le plaisir, ces idéaux individualistes que les gens cherchent depuis le XVIIIème siècle. Les outils ne sont donc pas une fin en soi
Pour en revenir à l’islam, il ne faut pas omettre les difficultés internes qu’il rencontre. Pour commencer, ce n’est pas un bloc homogène. L’idée de choc des civilisations ne résiste pas au fait que le grand ennemi de l’islam, ce n’est pas l’Occident, mais l’autre islam à travers l’affrontement fratricide entre chiites et sunnites. Par ailleurs, la dynamique individualiste ne s’arrête pas aux portes de l’islam. Ceci n’est vrai que pour ceux qui tiennent les rênes du pouvoir : d’ailleurs, tous les pays musulmans sont pris dans l’engrenage de la dictature, qu’elle soit militaire ou fondamentaliste-salafiste. Les musulmans sont aussi concernés par la baisse de la natalité, le goût du luxe, l’envie de voyages, la consommation de films et de séries, etc.
Ce qui va structurer le monde dans un futur lointain, ce sont les technosciences, le marché, et les logiques individualistes que j’évoquais au début de cet entretien. Ce sont ces forces qui travaillent les civilisations. Ainsi, on ne peut pas dire que la civilisation judéo-chrétienne va s’effondrer au profit de la civilisation islamique ; c’est plutôt la civilisation moderne qui, de manière parallèle, travaille toutes les civilisations. Ceci ne signifie pas toutefois que nous nous acheminons vers une seule et même civilisation homogène ; bien sûr que des différences perdureront. D’ailleurs, comme le disait Tocqueville, on ne se débarrasse jamais de notre Histoire totalement ; mais nous ne la répétons pas. Bien que nous soyons les enfants de Jésus, nous ne vivons tout de même pas comme au Ier siècle après J-C.
Dans le schéma extrêmement simplifié qui est évoqué, on laisse de côté tout l’Extrême-Orient, comme si ce bloc n’existait pas, et que demeuraient seulement la Silicon Valley et l’islam ! Croyez-vous vraiment que les Chinois, par exemple, vont être submergés par l’islam ? La culture chinoise continue, et dans le même temps, on voit la puissance que ce pays constitue à travers l’économie et les technosciences. En revanche, on ne peut pas du tout parler de démocratie dans le cas chinois. Par contre, les Chinois sont totalement accros au consumérisme ; les logiques individualistes sont parfaitement à l’œuvre dans les pays d’Extrême-Orient.
Il n’y a pas d’affaiblissement de la civilisation judéo-chrétienne, mais de l’Europe, en raison de sa faiblesse politique. C’est cela qu’il faut corriger. Nous n’arrivons pas à faire de cette puissance économique une puissance politique. Ce qu’on observe à l’heure actuelle, c’est que le monde est devenu multipolaire, marqué par l’émergence de nouvelles puissances comme la Chine, tandis que les puissances traditionnelles comme l’Europe ou la Russie reculent. Cette émergence de plusieurs pôles de puissance n’a rien à avoir avec le judéo-christianisme. Encore une fois, différents facteurs peuvent participer à l’affaiblissement : le système scolaire, la régulation politique, etc.
Pour en revenir au cas chinois, la puissance de l’Empire du milieu est tout à fait incontestable. C’était d’ailleurs tout le sens de la politique d’Obama, recentrée sur l’Asie car il a vu monter la nouvelle grande puissance chinoise, mais également indienne. Ces puissances sont plus largement définies par des logiques politiques d’ailleurs que culturelles. Est-ce vraiment la religion qui fait la différence entre la Chine et l’Europe ? Massivement, ce qui nous distingue, c’est que le régime politique majoritaire en Europe, qui est celui des démocraties libérales, alors que le Parti communiste domine encore en Chine. Les différences de mœurs jouent leur rôle bien-sûr, mais l’élément fondamental qui différencie, c’est la politique.
Il ne faut pas perdre de vue les longues durées de l’Histoire. La démocratie est née aux alentours du XVIIIème siècle ; mais les démocraties pacifiées, nous ne les connaissons que depuis la Seconde Guerre mondiale. Il a fallu deux siècles pour que nous parvenions à un socle de valeurs commun, avec des réactions violentes contre ces valeurs associées à la modernité. C’est également ce que l’on observe dans le monde musulman. La modernisation ne se fait pas tranquillement malheureusement.
Pour l’heure, je ne parlerai pas de décadence : nous sommes des sociétés de l’intelligence, les élites se reproduisent, la démocratie, sur le fond, n’est pas malmenée, tandis que les grandes valeurs humanistes et éthiques demeurent, quelles que soient les réalisations que l’on peut déplorer. La notion de décadence est pour moi sensationnaliste, et n’est pas propice à faire un diagnostic raisonné de la situation actuelle ; la décadence est un mouvement simple, monolithique ; or ceci n’est pas du tout la configuration actuelle. Peut-on considérer franchement les avancées en matière de droit des femmes, qui votent et travaillent désormais, comme une décadence ? D’ailleurs, les femmes elles-mêmes se sont appropriées ces logiques individualistes. Ce paradigme décadentiel est un marronnier, que l’on nous répète depuis le XIXème siècle. Effectivement, l’Europe a perdu sa surpuissance par rapport au XIXème siècle, au moment où elle avait colonisé toute la planète. Mais est-ce vraiment une décadence ? La décolonisation doit être vue comme un progrès, de même que les valeurs démocratiques que nous revendiquons depuis.
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