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Le petit blog rouge-brun de Discipline.

"La Carte et le Territoire", formidable autoportrait de Houellebecq

6 Septembre 2010 , Rédigé par discipline-idf Publié dans #LIVRES

 

Roman total, bilan de l'état du monde et autoportrait, labyrinthe métaphysique sidérant de maîtrise : avec "La Carte et le Territoire", Michel Houellebecq signe un très grand livre.

Pas de sexe, de partouze, de putes à Pattaya. Si le nouveau Houellebecq est moins spectaculaire que ses précédents, s'il se teinte d'une tonalité plus douce, il n'en est pas moins visionnaire - juste plus profond, peut-être. Avec La Carte et le Territoire, le monde désertique n'a ni l'exotisme de Lanzarote, ni l'aspect SF de la planète postapocalyptique de La Possibilité d'une île : ce désert, c'est le nôtre, ici et maintenant, rempli à ras bord de produits manufacturés, traversé d'êtres irrémédiablement seuls, de moins en moins habité par Michel Houellebecq himself.

Si l'une des nombreuses lectures de ce texte d'une densité et d'une richesse impressionnantes est celle d'une vision du monde rompue à la manufacturisation de tout, à la mise à mort de l'authenticité (le territoire, ou le terroir) pour mieux l'imiter en la caricaturant à la norme mondialisée, à l'avènement de l'argent-roi qui tue tout sur son passage, même les écrivains, le livre est aussi la preuve que Michel Houellebecq refuse de se manufacturer lui-même.

Plutôt que de s'imiter, l'auteur va se démultiplier. Car La Carte et le Territoire est avant tout un formidable autoportrait de Michel Houellebecq, en écrivain, en artiste, en enquêteur, en homme ou en chien, en solitaire qui n'a plus rien à attendre de l'humain passé de la société du spectacle à celle de la consommation. Rarement on aura vu un écrivain se faire apparaître avec une distance aussi comique que glaçante, avec tendresse aussi, comme s'il était observé par un autre, dans son propre roman. Un roman à la structure complexe, vertigineuse, galerie des glaces qui donne le tournis : au-delà de sa propre apparition, l'écrivain va s'incarner aussi dans ses autres personnages, devenus autant d'avatars de lui-même.

Il est Jed Martin, cet artiste sur lequel s'ouvre le roman, et qui fera fortune en exposant d'abord des reproductions de cartes Michelin représentant la France, puis des peintures de "métiers", ces maillons de la chaîne de production dont, au plus haut du Marché, sont Steve Jobs et Bill Gates, héros d'un de ses tableaux. Il est Jasselin, dans la dernière partie du livre, le flic chargé de mener l'enquête sur le meurtre sauvage de Michel Houellebecq, qui vit seul avec sa femme, sans enfant, et qui a dû "apprendre" à regarder la mort en face, à scruter ces cadavres en décomposition auxquels il est constamment confronté. Chacun représentant une facette de la démarche de l'écrivain.

Et puis, Houellebecq est aussi Houellebecq, écrivain retiré du "commerce" des humains, installé seul en Irlande puis dans la province française, qui s'empiffre de charcuterie industrielle et de vins argentins. Enfin, il est aussi Michel, dit Michou, le bichon bolonais du couple Jasselin, devenu stérile à cause d'une maladie : "Ce pauvre petit chien non seulement n'aurait pas de descendance, mais ne connaîtrait aucune pulsion, ni aucune satisfaction sexuelle. Il serait un chien diminué, incapable de transmettre la vie, coupé de l'appel élémentaire de la race, limité dans le temps - de manière définitive." Mais après tout, est-ce si grave quand le sexe, comme le pense l'inspecteur, n'est au fond que "(...) la lutte, le combat brutal pour la domination, l'élimination du rival et la multiplication hasardeuse des coïts sans autre raison d'être que d'assurer une propagation maximale des gènes." Comme le serait toute structure capitalistique ?

Depuis son premier roman, Extension du domaine de la lutte, mais surtout avec Les Particules élémentaires, Houellebecq a su penser et théoriser le monde à travers sa propre existence, ses propres difficultés à vivre, parfois ses joies. Pas étonnant qu'il se place aujourd'hui, carrément, au coeur même de son dispositif romanesque - objet d'observation et sujet poétique à la fois. La différence de taille, c'est que La Carte et le Territoire bascule dans le temps d'après la douleur de la "misère sexuelle" - le temps de l'acceptation mélancolique de la marche du monde (les êtres étant si peu différents, eux-mêmes comme en devenir manufacturé).

Roman d'un écrivain arrivé à maturité et qui semble avoir suffisamment "compris" la vie pour accepter de lâcher prise, roman stoïque sur l'état du monde, l'état des êtres, le bilan d'une vie, la fin de Houellebecq-personnage, sacrifié, comme tout, sur l'autel de l'argent. Car au XXIe siècle, les artistes n'ont plus de morts romantiques : on les flingue pour des raisons triviales, vulgaires, comme on vit souvent toute sa vie. "Ce qui marche le mieux, ce qui pousse avec la plus grande violence les gens à se dépasser, c'est encore le pur et simple besoin d'argent", confiera le père de Jed à son fils.

L'amour, la poésie, sont pourtant présents. Mais comme des choses précieuses, fugaces, éphémères : les seuls vrais luxes quand tout se réifie, se vend, s'achète. Et tant pis pour ceux qui, comme Jed qui ne saura pas retenir sa fiancée Olga, laisseront passer l'amour - il n'y a jamais de seconde chance, constate Michel Houellebecq. Reste que ce magnifique roman irréductible à une seule thèse, construit comme un labyrinthe, fourmillant de visions métaphysiques, écrit avec une maîtrise sidérante, nous faisant constamment la grâce de parer son désespoir d'une ironie irrésistible, n'est pas à lire comme un document sur la société. Tel Jed Martin qui choisit d'intituler sa première exposition La carte est plus intéressante que le territoire, ce que nous dit Michel Houellebecq à travers cette magistrale leçon de littérature qu'est aussi La Carte et le Territoire, c'est que le roman sera toujours plus intéressant (plus vrai, plus fort, plus beau) que toute réalité. A condition qu'il s'agisse d'un très grand roman, comme il en arrive rarement, comme il vient de nous en arriver.

 

La Carte et le Territoire (Flammarion), 450 pages, 22 €. En librairie le 8 septembre

 

http://www.lesinrocks.com/

 

 

 

 

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C
<br /> ChiiienG!<br /> <br /> :/<br /> <br /> <br />
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