Jean-Claude Michéa - L’empire du moindre mal
Dans son nouvel opus, L’Empire du moindre mal, Essai sur la civilisation libérale,
le philosophe Jean-Claude Michéa accomplit la critique radicale du projet conceptuel et civilisationnel apparu en Europe aux XVIIème et XVIIIème siècles. Refusant l’artificielle opposition entre
un bon libéralisme politique et culturel et un hypercapitalisme dévoyé et cynique, Jean-Claude Michéa établit au contraire que le second n’est que le développement logique quoique monstrueux des
prémices posées par le premier.
Ce livre important dresse la généalogie des idées qui ont structuré le projet de la modernité : domination du modèle des sciences expérimentales, culte du Progrès et
fétichisation de la croissance, imaginaire hanté par le spectre des guerres civiles idéologiques (guerres de religion...). Surtout, en révélant la gémellité constitutive du libéralisme de droite
(avec son culte du Marché) et de celui de gauche et d’extrême-gauche (et leur lutte pour l’extension sans limite des droits), Jean-Claude Michéa explique la malédiction apparemment tragique qui
poursuit ces dernières : faute de rompre avec l’imaginaire qui structure le règne illimité du Marché, la Gauche est condamnée comme par enchantement à participer activement et efficacement
au triomphe d’un système qu’elle prétend (et qu’elle croit !) combattre.
Jean-Claude Michéa ne condamne pas pour autant son lecteur à ce fatalisme et à ce renoncement qui ont fait de l’Empire du moindre mal le seul monde possible. There is, sans doute et
n’en déplaise à Mme Thatcher, an alternative, celle qui pourrait naître d’une méditation audacieuse et libre des textes de George Orwell et de la tradition du socialisme originel de Pierre
Leroux, celle que l’on voit se dessiner à travers les écrits des penseurs anti-utilitaristes disciples du grand anthropologue Marcel Mauss (cf. Les travaux d’Alain Caillé et de la revue du
MAUSS), celle aussi qui a pour nom Décroissance dans les livres de Serge Latouche.
Et c’est sans nul doute dans le livre de cet anarchiste conservateur humble et discret, parfois féroce et doué d’un humour ravageur, au style précis et élégant, que se dessine la
vraie rupture, non pas celle (présidentielle ou de Gauche) qui n’est jamais que la stricte répétition du Même mais dans le Mouvement (faut qu’ça bouge, quand même !), mais celle qui
réaffirme le primat de la common decency, cette morale commune qu’Orwell a découvert au contact de la classe ouvrière anglaise de son temps, primat aussi de la civilité et de l’amitié sans
lesquelles nul monde, fût-il sans alternative, n’est possible.
Régis Penalva, Lib. Sauramps à Montpellier